Ce que vous êtes sur le point de lire est tout à fait à part de la ligne éditoriale usuelle de Geneva Business News. Que la longueur ou l’apparence de celui-ci ne vous décourage en rien : laissez-vous emporter par cette histoire, composée de cinq articles rédigés dans des styles différents et publiés sous forme d’épisodes. Chaque partie viendra préciser la précédente, alors n’en manquez pas une miette !
C’est à la suite d’une énorme désillusion amoureuse que Cécile Aconique – qui portait bien mal son nom – avait décidé de harceler son clavier. Un véritable ouragan faisait rage entre ses deux oreilles. Son état d’esprit oscillait continuellement entre une inspiration sans faille et un profond abattement, sentiments contradictoires et opposés, à la répartition temporelle tellement inégale (pour ce qui concernait le cas de Cécile) qu’il était impossible pour elle de mettre en action son projet ; chaque idée l’effleurant se voyait presque toujours immédiatement balayée par la dépression qui parasitait notre héroïne.
Elle lut beaucoup, tant qu’elle le put, comme elle l’avait toujours fait dès que le désir de s’évader l’effleurait. La lecture n’avait, pour elle, pas grand-chose d’inspirant ; elle se sentait, au contraire, bridée par l’indéniable talent de tous les grands artistes et la perfection apparente de leurs œuvres. C’est pourtant en lisant un des auteurs qu’elle estimait le plus que lui vint le déclic, sous la forme d’une phrase. « Au paroxysme de la souffrance, vous ne pourrez plus écrire. Si vous vous en sentez la force, essayez tout de même. Le résultat sera probablement mauvais ; probablement, mais pas certainement. »
Dans un laps de temps relativement court, elle saisit son ordinateur et commença, frénétiquement, à aligner les mots. Rapidement ceux-ci se transformèrent en phrases, lesquelles prirent l’ampleur de paragraphes qui, eux-mêmes, suffirent finalement à former des chapitres. Quand elle eut la sensation d’avoir tout dit, et comme elle ne savait pas quoi faire ensuite, elle laissa de côté le fruit de son imagination. Cécile ne considérait d’ailleurs pas son travail comme une création : elle n’avait, selon elle, rien fait d’autre que de reporter des faits et n’avait, par conséquent, aucun mérite et estimait qu’elle n’avait rien produit d’artistique. Elle garda longtemps son récit de côté, sans même penser à l’imprimer. Il faut dire qu’il n’était pas dans ses habitudes d’être très entourée (et quand elle l’était, elle l’était mal) et ne trouva dans l’immédiat personne – car elle n’avait pas cherché – pour lui donner un avis neutre. Elle le fit finalement lire, presque à contre cœur et un peu par hasard, à un ami d’enfance qu’elle revoyait pour la première fois depuis des lustres. Geoffroy, c’était son nom, lui avait demandé si elle pourrait accepter de le laisser jeter un œil à son histoire au moment où elle avait vaguement répondu « pas grand-chose, j’écris un peu » lorsqu’ils palabraient autour de ce qui les avait occupés durant la période de leur éloignement.
Elle imprima donc son manuscrit (elle aurait très bien pu le transmettre par email, ou même sur un support de stockage quelconque, mais l’informatique – en particulier internet – ne lui inspirait aucune confiance) en deux exemplaires. Cécile se rendit chez Geoffroy pour lui remettre celui qu’elle lui destinait (elle avait gardé l’autre pour son usage personnel). Son avis ne lui important que très peu, mais il semblait y tenir et elle ne voulait pas le décevoir, si bien qu’elle accepta qu’ils se revoient pour avoir l’avis de son ami quant à la qualité de son travail. Elle n’écouta que distraitement les remarques qui lui étaient faites ; Geoffroy n’avait pas, aux yeux de Cécile, les compétences qui auraient rendues crédibles les élucubrations qu’il débitait sans discontinuer depuis son arrivée. Ils passèrent la nuit ensemble, en tout bien tout honneur, et lorsqu’elle rentra chez elle, en début de matinée, Cécile fut frappée par une évidence : son histoire n’avait pas de début. Elle remit donc l’ouvrage sur le métier, rattrapée par la frénésie qui l’avait poussée, quelques semaines plus tôt, à étaler son mal-être.
Cette fois-ci, c’est sur son bonheur qu’elle se permit de s’étendre. Cécile raconta, dans les moindres détails, sans ambages ni édulcorants, la relation qui l’avait poussée à prendre la plume. Elle prit un indicible plaisir à décrire leur intimité, les soirées arrosées, les dérapages ; même les scènes de vie quotidienne – souvent d’une banalité affligeante – faisaient naître en elle une joie intense, presque jubilatoire. Quand elle eut terminé (elle avait également retouché un peu le dénouement de l’histoire, pour donner au récit un côté plus irréel), le document avait triplé de volume.
Cécile se relut alors – ce qu’elle avait bien soigneusement évité de faire à l’achèvement de son premier jet – et fut frappée par le plaisir et la facilité qu’elle avait à le faire. Elle corrigea les quelques fautes qu’elle réussit à trouver puis, comme elle avait fini par se décider à tenter de le faire publier, en donna une copie physique à sa mère pour qu’elle la corrige et, accessoirement, lui donne son avis (même si celui-ci n’allait avoir qu’une influence négligeable sur sa décision de publier). Après avoir corrigé les erreurs mises en exergue par sa correctrice amatrice, elle trouva le courage – il lui en fallut – de lire à nouveau son histoire et, donc, de revoir à nouveau le film des évènements qui, par la douleur qu’ils avaient engendrée, avaient poussé Cécile à écrire. Tant de fautes avaient encore été découvertes dans cette relecture qu’il lui paraissait évident qu’elle en trouverait encore d’autres à chaque fois qu’elle recommencerait. L’histoire, Cécile la connaissait par cœur. Pourtant il lui était impossible de s’empêcher de s’évader en elle, de revivre ces moments, comme si elle était spectatrice de sa propre vie, condamnée à revivre – encore et encore – les mêmes évènements. À la virgule près. Juste avant qu’elle ne sombrasse dans le désespoir, il vint à Cécile une idée : elle allait commencer par la fin, ce qui l’empêcherait avec certitude de plonger à nouveau dans ce monde qu’elle commençait à franchement détester.
Cécile était arrivée à ses fins. Elle avait corrigé avec autant de précision qu’elle s’en sentait capable, et recommençait presque à aimer ce qu’elle avait écrit. Le nombre de manuscrits qu’elle envoya – elle avait littéralement « arrosé » les grandes maisons d’édition de Suisse et de France – lui coûta un bras mais elle n’en eut cure : elle était sur le point d’accomplir son rêve, et cela avait plus de valeur que tous les deniers qu’elle devait sortir de son portefeuille.
Notes : Michel Houellebecq, « Articuler », in « D’abord, la souffrance »
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