Le temps d'une interview, Mentor Reka co-fondateur de WeJob, a partagé avec nous sa vision du marché local de l'emploi pour les développeurs informatiques.
Après un CFC en informatique, suivi d'une maturité professionnelle, il a poursuivi ses études par un Bachelor en ingénierie logiciel à la Haute Ecole d'Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud (HEIG-VD), en parallèle d’un emploi de développeur logiciel au sein de Fastnet SA.
En 2018, il co-fonde la plateforme d'emploi WeJob avec un autre étudiant de la HEIG, Lenny Aebischer.
Les raisons principales qui ont poussé les deux amis à créer ce service sont doubles. D'une part, ils souhaitent proposer une plateforme d'emplois pensée pour les développeurs et autres spécialistes IT. D'autre part, leur objectif consiste à amener plus de transparence sur le marché de l'emploi IT en Suisse, c’est-à-dire à « mieux organiser le marché pour moins sentir la pénurie ».
Quels sont les acteurs du marché suisse ?
En Suisse, il existe de nombreuses agences de placement. Mentor Reka nous explique que « chez certains de concurrents les plus connus, quasiment 80 % des annonces proviennent d'agences de placement. » Cela déplaît aux développeurs de travailler avec des intermédiaires et leurs processus de sélections génèrent souvent beaucoup d’incompréhension.
« Chez WeJob, on fait attention à maintenir une grande mixité d'offres, afin que la plateforme reste attractive », ajoute-t-il.
Toutefois, à cause de la concurrence, les agences de placement sont assez actives dans la recherche de candidats.
Un cœur de produit développé en Suisse
En général, les entreprises suisses ont pour philosophie de développer le cœur de leur produit, que ce soit le back end (programme côté serveur), le front end (programme côté client) ou les bases de données, en Suisse. Elles veulent garder les ressources stratégiques, proches d'elles.
Selon ce qu’a pu observer Mentor Reka sur le marché local, la délocalisation est très marginale en ce qui concerne le développement pur. Les entreprises avec lesquelles il a collaboré, utilisent l'outsourcing à bon escient, c'est-à-dire pour des tâches avec peu de valeur ajoutée et avec des tarifs très avantageux à l'étranger. Cela concerne par exemple le social networking, le management de communauté, le photomontage ou le design.
Une très bonne image pour les développeurs locaux
Les développeurs locaux bénéficient d'une bonne image auprès des entreprises suisses, par rapport aux développeurs des pays limitrophes. « En effet, dans l'esprit collectif, les formations en Suisse sont plus poussées que chez nos voisins. C'est sûrement un stéréotype, mais c'est un ressenti général assez partagé », nous apprend le co-fondateur de WeJob.
Les PMEs suisses romandes regardent de l'autre côté de la frontière, uniquement si elles ne trouvent pas de profils bon marché locaux.
Ce qui désavantage nos développeurs, c'est donc les salaires. « Ce sont surtout les petites entreprises qui ont de la peine à recruter, qui sont prêtes à faire les démarches administratives pour embaucher chez nos voisins, d'autant plus avec la hausse des salaires due à la pénurie. Dans le cas des moyennes et grandes entreprises, c'est rare. »
Les compétences les plus demandées
Mentor Reka remarque qu’il y a un manque d'experts en général, sur le marché actuel, mais surtout dans le domaine des data sciences. « Un programme est développé au sein des hautes écoles, afin de répondre à une demande faite il y a déjà plusieurs années par les entreprises, mais cela prend du temps de former des experts. »
En effet, les entreprises ont réalisé qu'elles peuvent générer de l'argent grâce à leurs données. Cela a donc impliqué une demande trop importante de spécialistes dans ce domaine, par rapport à ce que peuvent produire les écoles polytechniques fédérales (EPF) et les hautes écoles spécialisées (HES) de Suisse.
Au sein des PMEs, il y a un véritable envol de la demande de profils "Full Stack" (ingénieurs qui travaillent sur toutes les couches de la pile technique d’un software). Ces profils généralistes, intervenant sur plusieurs éléments d’une architecture logicielle, sont très intéressants pour des questions de budget, lorsqu’on ne peut se permettre d’engager des spécialistes pour chaque couche : front end, back end, etc. Cela n’est pas forcément pertinent dans le cas des grandes entreprises, selon Mentor Reka.
Depuis environ trois ans, il remarque également une augmentation des demandes pour les technologies Javascript. En tête en ce moment, se trouve ReactJs, suivi par Angular et Vuejs.
Quelles formations pour des développeurs débutants ?
Mentor Reka conseille à un développeur junior de se diriger vers les profils techniques qu’il aime. Il pourra ensuite développer les compétences qui sont les plus demandées sur le marché. En effet, celles-ci ont moins de risques d'être passées de mode dans les toutes prochaines années.
Par exemple, il y a quelques années, de nombreuses personnes annonçaient l’abandon du langage informatique Java. Pourtant, aujourd'hui encore, la plupart des entreprises locales ont des applications qui s'appuient sur la JVM. Cette technologie n’est donc pas près de disparaître.
L’importance des compétences
Pour gagner en compétences et se démarquer, un développeur junior doit travailler sur des projets qui démontrent une certaine maîtrise des technologies utilisées, afin de les mettre dans son portfolio. « Il n’est pas nécessaire de commencer par de gros projets. Un processus incrémentiel, c'est ce qu'il y a de mieux », nous explique-t-il.
De manière générale, Mentor Reka pense que dans l'informatique, on devrait laisser tomber les critères de recrutement liés aux diplômes. « Les diplômes sont un gage de confiance dans les institutions suisses et offrent un côté rassurant aux entreprises. »
Cela peut être pertinent dans des niches très spécifiques comme les data sciences par exemple. Mais la majorité du temps cela ne l’est pas, car les développeurs peuvent se former de manière autodidacte, en étant suffisamment disciplinés. « Si on regarde la tendance parmi les géants de l'informatique, les gafa retirent les diplômes universitaires de leurs exigences », poursuit-il. « Avec ces critères d’exclusion, nous nous privons d’un pool de talents très intéressants et efficaces. Une erreur dans un contexte de pénurie. »
Stratégie d'entrée sur le marché pour un junior
Cela peut paraître évident, mais le plus compliqué consiste à obtenir le premier job.
C'est un peu comme lorsque vous voulez aller en discothèque et que le physionomiste vous empêche de passer sous prétexte que l’entrée est réservée aux habitués. Comment devenir un habitué, si vous ne pouvez pas entrer ? Pour le marché du travail, c’est la même chose. Et pour y entrer, ce qui marche le mieux, c'est le réseau. Il faut le développer et faire appel à lui pour décrocher des opportunités.
Mentor Reka nous parle ensuite stratégie d’entrée sur le marché du travail, en tant que junior : « Si je voulais entrer sur le marché en tant que junior, je me demanderais tout d'abord quel est le type de poste que je vise et dans quel type d'entreprise.
Après avoir répondu à ces deux questions, je regarderais ensuite quelles sont les compétences demandées par les entreprises où se trouve ce poste, et quels sont les outils qu'elles utilisent. »
Pour faire la différence concrètement, il est indispensable de se renseigner sur les outils utilisés par l’entreprise et de montrer que vous les maîtrisez. Pour cela, comme nous l’avons mentionné plus haut, un développeur doit publier des projets sur la toile. Il montre ainsi ses compétences au potentiel employeur, qui veut savoir ce qu’un candidat sait faire concrètement.
En effet, les entreprises sélectionnent essentiellement un candidat sur la base de son portfolio. Elles peuvent également faire passer des tests, mais cela est plutôt rare. Car il est compliqué de créer des tests qui ne soient ni trop durs, ni trop faciles, et qui en plus couvrent bien tous les aspects du métier.
En ce qui concerne les documents de postulation, « mon approche serait très pragmatique. Bien sûr, il faut adapter sa lettre de motivation et son CV en fonction de la postulation ». Cela est surtout important pour les ressources humaines lorsqu’on passe par une agence de placement, mais le meilleur investissement consiste à développer son portfolio et à activer son réseau, nous dévoile-t-il.
De plus, les annonces donnent une description du profil idéal. Personne ne remplit tous les critères annoncés pour un poste. Selon Mentor Reka, « si nous en remplissons la moitié et que le poste nous plaît, cela vaut vraiment la peine de tenter sa chance, et ce, d’autant plus avec la pénurie des profils « tech » dont souffrent les entreprises. »
Recrutement d'un junior
Pour le recruteur qui engage un junior, le critère le plus important est la motivation. Ce n'est pas forcément évident à cerner pendant un entretien.
Le recrutement se fonde alors surtout sur ce que le candidat promet, sur sa curiosité, sur l'énergie qu'il amène. Après avoir été souvent négligées dans le milieu, aujourd'hui les softs skills (savoir être naturels) sont indispensables. Contrairement au stéréotype, un développeur n'est pas tout seul dans sa bulle. Il interagit avec des chefs de produits, des chefs de projet, des clients, des équipes techniques, etc. Il y a beaucoup d'interactions humaines.
« Je pense que les entreprises sous-estiment grandement la valeur que peuvent apporter les juniors au sein d’une entreprise. La grande majorité d'entre eux ont une grande soif d'apprentissage et n’ont qu’une hâte, c’est de monter en compétences. Ils apportent également un nouveau regard, » conclue-t-il.
Impact du Covid-19 sur les recrutements
Mentor Reka a eu des dizaines de témoignages de candidats dont le processus de recrutement a été interrompu à cause du Covid-19.
Sur leur plateforme Wejob, plusieurs personnes étaient sur le point d'être engagées, mais finalement leur recrutement a été repoussé pour une éventuelle date ultérieure. C'est malheureusement une mauvaise période pour les entreprises pour s'engager sur du long terme. « Certes, il y a une diminution à l’embauche, mais la bonne nouvelle est que la demande est toujours présente. »
Age du candidat dans le recrutement
« Malheureusement, il existe une discrimination à l’embauche par rapport à l'âge », nous dit-il. Il pense que c'est une grande erreur. L'âge ne devrait jamais entrer en compte dans la sélection, et le recrutement devrait objectivement se fonder uniquement sur l'expérience et les compétences. Il y a de la discrimination envers les juniors, qui sont très jeunes et dont on pense qui n'ont pas beaucoup de compétences, et envers les seniors qui approchent de la cinquantaine, malgré leur expérience. « C'est aberrant, surtout dans un marché en pénurie qui peine à recruter des candidats. »
Le marché se prive ainsi de juniors, qui en quelques mois peuvent monter en compétences pour un salaire bon marché. Et d'autre part, il se prive de l'énorme expérience de seniors tout simplement à cause du stéréotype qu’ils ne pourraient plus se former à de nouvelles technologies, arrivés à la cinquantaine. C'est une erreur, l'âge ne devrait jamais être un critère d'exclusion.
En conclusion, un développeur qui entre sur le marché du travail doit démontrer ses compétences par rapport au poste qu’il vise, en créant son portfolio, et en développant son réseau, afin d’augmenter les opportunités d’emploi.
Il est également essentiel de ne pas hésiter à postuler pour le job de ses rêves, même vous ne possédez pas toutes les compétences demandées.
La crise du Covid-19 a ralenti le marché, mais la demande est toujours très vive.
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