Suite de notre série d'été consacrée à Genève et ses liens avec le monde de l'espionnage.
Voilà une affaire digne d'un film policier, dont les répercussions ont été mondiales et qui a eu pour cadre entre autres la ville de Genève : l'espionnage des dénommés Iran talks en 2014 et 2015. Les Iran talks, long et complexe ballet diplomatique entre l'Iran et les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, s'achèvent par la signature d'un accord en 2015 sur plusieurs points du programme nucléaire militaire iranien. Ces négociations sensibles et par définition confidentielles n'avaient néanmoins pas prévu de "recevoir" un invité indésirable...
C'est la société de cyber-sécurité Kaspersky Lab qui va mettre le feu aux poudres par une belle journée de juin 2015. Cette entreprise russe basée à Moscou, spécialisée dans la sécurisation des installations informatiques et des données, indique avoir détecté dans ses systèmes informatiques la présence d'un virus extrêmement sophistiqué et jusqu'alors inconnu. Après plusieurs jours de recherches dans des millions d'ordinateurs à travers le globe, Kaspersky Lab affirme que le virus en question a été utilisé uniquement dans plusieurs palaces de l'arc lémanique. Hôtels Président Wilson, Intercontinental, Mandarin Oriental figurent parmi les victimes avec le Beau-Rivage à Lausanne et le Royal Plaza de Montreux. Point commun de toutes ces adresses ? Ces hôtels ont tous accueilli des hauts diplomates et fonctionnaires internationaux en lien avec les négociations sur le nucléaire iranien.
L'affaire prend alors une tournure internationale et viendrait confirmer les allégations du Wall Street Journal qui, en mars 2015, affirmait déjà que l'administration Obama soupçonnait le Mossad d'espionner ces réunions. La piste des redoutables services de renseignements extérieurs israéliens semblerait alors la plus plausible, principalement en raison de l'évidente préoccupation géostratégique pour l'état hébreu des conséquences de ces discussions avec l'ennemi iranien. Est-il néanmoins possible de l'affirmer ? Si tel était le cas, comment les services de renseignement s'y seraient pris pour infiltrer les négociations ?
Duqu 2.0, cousin germain de Stuxnet
Retour sur le virus informatique lui-même. La société Kaspersky Lab affirme que le logiciel utilisé est d'une très grande complexité. En effet, ce dernier aurait été conçu afin de s'infiltrer insidueusement dans les réseaux informatiques des hôtels en question. Nom de code de "l'agent silencieux" : Duqu 2.0. Une fois le virus entré dans les ordinateurs par les classiques pièces-jointes envoyées par e-mail, il se promène tranquillement et prend le contrôle des caméras de surveillance ainsi que des micros des palaces genevois visés. Très pratique pour quiconque voudrait entendre sans y être invité ce qui se dit dans le secret des négociations. Autre caractéristique : le virus est totalement indétectable. En effet, ce dernier ne laisse aucune trace de son passage et ne modifie aucune structure, ni dans les ordinateurs infectés ni dans les systèmes informatiques.
Les experts sont unanimes : ce type de cyber-attaque est complètement hors de portée d'un hacker amateur. Ainsi, seuls des gouvernements auraient la capacité d'allouer les ressources matérielles et logistiques nécessaires afin de créer un logiciel si précis et sophistiqué. Le coût pour la création de Duqu 2.0 serait quant à lui estimé à 50 millions de dollars. Suite à ces révélations, le Ministère public de la Confédération se saisit du dossier et ouvre officiellement une procédure pénale pour espionnage. La Confédération estime ainsi disposer d'éléments assez solides pour lancer ladite procédure, même si elle est incapable d'accuser précisément qui que ce soit.
"Les Iran talks sont une rampe de lancement pour plusieurs opérations d'espionnage parce que tu peux recruter des gens là où il y a une concentration de délégations, spécialement à partir de pays où les diplomates sont très contrôlés à la maison. Tu peux recruter et briefer des agents, entrer dans les chambres d'hôtel et mettre des mouchards. Américains, Britanniques, Français, Israéliens, Iraniens y sont tous. Tout le monde s'espionne en permanence" - Yossi Melman, co-auteur de Spies against Armaggedon
Autre conséquence : Berne décide d'envoyer les délégations à Lausanne sous la très forte pression des services de renseignement américains. Ces derniers estiment en effet que la rénovation récente du Beau-Rivage en font un endroit plus sûr que les hôtels de Genève. Par ailleurs, Lausanne est loin d'avoir une activité diplomatique internationale aussi importante que Genève et est une cible moins privilégiée pour les services de renseignement étrangers, qui possèdent déjà un solide réseau dans la ville de Calvin.
Ironie du sort, l'Iran a déjà été touché de façon beaucoup plus directe par un malware très puissant. En novembre 2007, les centrales nucléaires iraniennes subissent ainsi de mystérieuses pannes massives qui bloquent tous leurs systèmes informatiques les uns après les autres. La centrale nucléaire de Natanz, bien à l'abri des inspections de l'AIEA (Agence internationale de l'énergie atomique), devient hors de contrôle et doit être arrêtée. Le programme nucléaire soi-disant civil iranien est complètement mis à genoux. Le délicat et modéré Mahmoud Ahmadinejad est furieux, les Etats-Unis et Israël sont immédiatement pointés du doigt. Après la découverte de l'hyperpuissant virus Stuxnet, bon nombre d'experts pensent qu'il s'agirait d'une opération conjointe israélo-américaine afin de retarder considérablement le développement du programme nucléaire iranien. Stuxnet serait à l'époque en tout cas l'un des malware les plus redoutables et précis jamais créés. Même cas de figure que pour l'espionnage des hôtels genevois, beaucoup de questions et peu de réponses définitives.
Genève, une nouvelle fois au centre du monde
Une fois n'est pas coutume, la petite cité du Léman s'est retrouvée au cœur des intérêts géostratégiques des grands acteurs internationaux de l'espionnage. Si pour l'instant aucune preuve ne permet d'accuser formellement un gouvernement ou une organisation en particulier dans cette affaire, force est de constater que la réalité du monde de l'espionnage rejoint souvent l'imagerie populaire dans tout ce qu'elle peut avoir de rocambolesque.
Comme nous l'avons observé précédemment à travers cette série d'articles, tous les états du monde s'espionnent les uns les autres et ceci n'est pas un secret. En revanche il est des affaires réellement dignes d'un scénario hollywoodien, comme celle-ci, que l'on aimerait un jour voir portées à l'écran.
Genève, ville d'espions
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Sources :
https://www.theguardian.com/world/2015/mar/24/iranian-nuclear-talks-spies-around-the-table
http://www.wsj.com/articles/israel-spied-on-iran-talks-1427164201
http://www.tdg.ch/suisse/espions-controlaient-cameras-hotels-suisses/story/26110458
http://www.20min.ch/ro/news/suisse/story/Hauts-fonctionnaires-espionnes-a-Geneve--19062212
http://www.rts.ch/info/suisse/6856954-les-hotels-abritant-les-negociations-sur-le-nucleaire-iranien-espionnes.html
http://www.sept.info/virus-duqu-a-infecte-ordinateurs-gouvernement-suisse/
Crédits photo :
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Talks With Iran in Geneva, Switzerland - US Government copyright