M. Christian Joerg, CEO de MAG Commodities
II. Le Visionnaire
Après la période des pionniers, voici le deuxième opus de cette série dédiée à l’activité de tierce détention à la SGS. Cette série d’articles a pour but de présenter en termes simples l’activité de tierce détention, ou « collateral management » en anglais, au travers des hommes qui l’ont façonnée. Nous nous rendons aujourd’hui à Baar dans le canton de Zoug, pour rencontrer le Chief Executive Officer de MAG Commodities, Monsieur Christian Joerg.
M. Christian Joerg à dirigé le département CMA (collateral management) de la SGS pendant sept ans, de 1998 à 2005. C’est lui qui a, si l'on peut dire, fait passer le collateral management dans le 21ème siècle et qui a changé la physionomie de cette activité en profondeur en y incluant notamment la notion de risk management. D’un service d’inspection, cette activité est donc devenue un produit financier.
Bonjour M. Joerg, pouvez-vous en quelques mots nous situer votre parcours professionnel ?
Après l’école obligatoire, j’ai suivi une école d’agriculture à Zurich, ce qui m’a amené à travailler sur des fermes en Angleterre, en Australie et en Amérique du Sud. Par la suite, je suis retourné aux études et j’ai fait une école de commerce également à Zurich. Dans mon esprit, je souhaitais combiner ces deux formations, ce que j’ai eu la chance de pouvoir faire chez André Lausanne (actuellement en liquidation, cette société était l'une des plus grandes maisons de négoce de céréales). Je voulais aussi commencer ma carrière à l’étranger, ce que j’ai fait. J’ai été envoyé à Anvers pendant environ un an et demi. Je suis revenu à Lausanne pour à peu près le même laps de temps avant de travailler 4 ans aux Etats-Unis et quelques mois au Pérou, toujours pour André. A la fin, je me suis beaucoup plus occupé de logistique et de financements que de trading à proprement parler, ce qui m’a permis de développer en quelque sorte un package, un service où l’on proposait à nos clients - surtout en Amérique Latine - non seulement la marchandise mais aussi son financement. Ce service était à cette époque là quelque part beaucoup plus proche de ce que proposent des sociétés d’inspection que du coeur de métier d’une société de trading.
C’est grâce à cela que la SGS m’a contacté et proposé de faire la même chose chez eux de manière globale, c'est-à-dire au travers d’une plateforme avec des bureaux partout dans le monde. Voilà comment je suis arrivé à la SGS pour prendre les rennes du département CMA.
Quel était que le contexte qui prévalait lors de votre entrée à la SGS ?
Sergio Marchionne, ancien CEO de la SGS, est arrivé peu de temps après mes débuts à la SGS. Il nous a été d’un grand soutien car il partageait la même vision quant à la nature de ce service. Si vous voulez, les inspections simples ont une faible valeur ajoutée alors que le CMA est par nature un service à haute valeur ajoutée et cela de par sa dimension financière. Dans une tierce détention, vous transférez le risque d’une partie à une autre, soit d’un trader/exportateur à une société d’inspection ; nous touchons là la notion de gestion des risques. A ce titre, c’est donc une possibilité d’obtenir des financements à des conditions beaucoup plus favorable qu’un working capital facility par exemple. Le fait que la SGS était une société saine, transparente, avec un bilan positif et de surcroît cotée en bourse à bien sûr joué un rôle en tranquillisant les institutions financières. Il est en effet beaucoup plus facile pour une banque en Suisse d’accepter de financer la marchandise d’un exportateur en Afrique de l’Ouest par exemple, si le risque est transféré à une société suisse qui a pignon sur rue.
Le senior management de SGS a décidé de placer le département CMA au-dessus des différentes divisions de la SGS telles que l’Agri, les Minerais, l'Energie etc... Qui s’occupaient des inspections pour deux raisons. La première, nous l’avons évoqué plus haut, est à rechercher dans la nature même de ce service : c’est un produit financier qui implique de lourdes responsabilités ; la deuxième, est liée à une question de contrôle : contrôler les services, contrôler les risques et centraliser l’information. Pour vous donner une idée de l’importance que revêtait ce service pour la SGS, en tant que responsable du CMA je répondais de mes actions directement au CEO ; soit à Sergio Marchionne puis par la suite à Chris Kirk.
Lorsque que vous prenez le département en mains, quel constat dressez-vous de l’activité ?
Lorsque j’ai repris le CMA, les opérations étaient concentrées principalement sur les produits dits « agri » et la clientèle composée par des sociétés de négoce. En termes d’effectifs, nous comptions à Genève à peu près 20 personnes et 150 à 200 personnes dans les filiales.
valves scellées d'un bac à terre
S’il est exact qu’au début il y avait une volonté de centralisation des informations à Genève, celle-ci n’a pas été respectée. On s’est par conséquent retrouvé dans une situation quelque peu chaotique, où tout le monde faisait un peu ce qu’il voulait dans son coin, parfois même sans réaliser que les parties n’étaient pas sur la même longueur d’ondes : pour notre filiale nous offrions un service de stock monitoring alors que pour le client il s’agissait d’une tierce détention. Résultat, la SGS s’est retrouvée empêtrée dans des litiges et des sinistres à n’en plus finir tant et si bien qu’il a fallut obliger nos filiales à dénoncer tous les contrats en cours. De gros changements étaient nécessaire dans l’organisation du département et après une année, je crois que des vingt personnes qui constituaient l’équipe d’origine, il ne restait personne.
Quels choix vont s’imposer à vous pour atteindre vos objectifs?
Tout d’abord, il était nécessaire de changer de philosophie. Auparavant, les stocks étaient mis en dépôt sous tierce détention plus parce qu’une des parties ne faisait pas confiance à l’autre je dirais que pour obtenir un financement. Nous ne voulions plus agir dans de tels cas de figure, d’autant plus que nous opérions dans des marchés difficiles comme la Guinée-Bissau par exemple. Pour nous, la confiance entre les différentes parties était donc la condition sine qua non pour offrir ce type de service. Pour vous donner une idée, nous avons refusé je pense entre 80 et 90% des demandes de clients potentiels pour cette raison. Nous voulions des partenaires solides et fiables et nous n’étions pas prêts à faire des concessions.
Dans un deuxième temps, nous avons changé de stratégie marketing. Nous sommes devenus beaucoup plus agressifs vis-à-vis des banques et cela s’est avéré payant. En effet, les départements trade finance étant organisés par lignes de produit, nous avons du coup commencé à être sollicités pour faire du CMA non seulement sur l’« agri » mais aussi sur les produits minéraux, énergies et, bien sûr cela nous a permis de diversifier les marchandises. Cette diversification est une conséquence de ce changement de clientèle et par la suite nous avons eu en moyenne pour pratiquement 100 millions de dollars US de marchandises sous notre garde sur une base mensuelle. C’est énorme !
Suite à ces changements, quelles nouveautés avez-vous apporté à l’activité ?
Si la base de la tierce détention est composée de services inspection (pointage, épreuve de poids, condition de la marchandise…) la dimension financière du CMA - soit le transfert du risque, la garantie - introduit elle une notion de gestion des risques et c’est justement cette notion qui constitue la valeur ajoutée de ce service. Il était donc normal qu’elle soit rémunérée à son juste prix et non plus sur ce que l’on appelle un cost plus base. J’ai donc pensé introduire une marge de risque, c'est-à-dire une prime calculée en fonction de la valeur de la marchandise qui nous était déclarée par la banque (valeur financée) et du tonnage que nous avions en entrepôt. Ce changement nous a permis d’engranger des gains substantiels comme vous pouvez l’imaginer et de pouvoir constituer des provisions pour sinistres. L’occurrence d’un problème dans ce genre d’activité est forcemment une question de temps, c’est mathématique …
Fort de cette constatation, nous avons souscris à une assurance CMA, un global package - qui couvrait non seulement les risques classiques sur la marchandise (feu, dégâts des eaux, vol, …), mais aussi la contingence et la responsabilité civile entreprise - que nous avons rendu quasi obligatoire car, par définition, l’assurance cargo du trader ne couvrait pas nos risques et nous voulions éviter de tomber dans des luttes entre assureurs pour définir la responsabilité du sinistre.
Comment avez-vous réorganisé l’activité à Genève et dans les filiales ?
A Genève, comme je l’ai mentionné auparavant, personne n’a survécu au changement. J’ai donc dû recréer une équipe et je me suis entouré de profils différents. Mes deux plus proches collaborateurs, MM. Bel et Hirsch, venaient du secteur bancaire par exemple. Ce sont d’ailleurs eux qui ont travaillé cet aspect financier du collateral management.
Dans les filiales, les expatriés avaient en général laissé place à des gens du pays. La raison en était principalement imputable à la concurrence effrénée qui existe dans le métier et à la pression sur les prix qui en résulte. Les manuels existants étaient trop généraux à mon goût. Nous avons par conséquent produit un Standard Operations Procedures Manual qui disait spécifiquement qui fait quoi et comment, et aussi ce que l’on ne doit pas faire. Nous avons aussi responsabilisé les filiales - jusqu’au plus haut niveau de management - tout en ramenant le pouvoir de décision à Genève. Ces dernières n’avaient pas le droit de valider des contrats localement et le Country Manager devait s’engager en signant chaque mois un document attestant de la bonne condition et de la quantité de marchandise tierce détenue. Il est arrivé que certains Country Manager refusent de signer ce document. Ceci était alors la preuve pour nous que le pays en question n’était pas prêt pour proposer ce type de service et les conséquences dans le cas d’une négligence avérée ou du non-respect des procédures étaient très sévères.
Nous avons aussi organisé dans les filiales des workshops à plusieurs niveaux : inspecteurs, personnel administratif et managers. Pour parachever tout ça, nous avons eu recours aux services d’une société allemande qui a audité nos filiales quant à l’application de ces procédures. Nous avons aussi maintenu la pression à l’interne en renforçant les contrôles au niveau local, régional et international. Au niveau des opérations de terrain, nous avons utilisé l’expertise des différentes divisions de la SGS. Si nous avions une tierce détention de pétrole, nous faisions appel aux surveillants de la division Energie, pour l’« agri » les inspecteurs de la division agri et ainsi de suite. En ce qui concerne les zones géographiques, nous avons continué à proposer du CMA en Europe de l’Est, en Afrique et en Asie, mais dans plus de pays.
Avec le recul, referiez-vous certaines choses différemment ?
Non. Cela a été une expérience incroyable, extrêmement enrichissante en termes de rencontres et de voyages. Je referais donc les choses exactement de la même manière et avec le même plaisir.
weighbridge
crédit photos : Marc Berclaz