Dès les origines du journalisme, les particularismes et les codes propres aux différentes cultures dans lesquelles celui-ci a baigné ont imprégné et façonné de manière durable les modèles par lesquels l’information est délivrée au lecteur. Parler de différences culturelles en ce qui concerne la presse en Europe et aux Etats-Unis, c’est tout d’abord évoquer simplement une histoire et des origines qui ne sont pas les mêmes. Malgré des approches différentes, est-il possible de trouver des qualités supérieures à la rigueur du journalisme d’investigation à l’américaine ou faut-il vanter plutôt les mérites de son ascendant européen et son histoire riche et ancienne ?
C’est en 1690 à Boston qu’est fondé « Publick occurrences », le premier journal américain qui cimente les bases d’un journalisme prenant son essor plus tard qu’en Europe. A cette époque, l’Amérique est encore une colonie anglaise dont l’indépendance ne survient que bien des années plus tard. Ainsi, le premier organe de presse du pays naît dans un environnement aux infrastructures très sommaires et dont les systèmes de communication sont très peu développés. Partant de ce contexte, la presse américaine évolue en se juxtaposant aux mouvements d’émancipation nationale. C’est un journaliste, Benjamin Franklin, qui défend la voix de l’indépendance face au gouvernement britannique, avant d’incarner la plus haute fonction de l’état par la présidence des États-Unis dans un territoire très vaste où les communications en sont à leur balbutiement. Il est pour ainsi dire difficile à cette époque de mettre en place un réseau efficace dans la transmission de l’information, sachant qu’une lettre peut errer plusieurs mois à la quête de son destinataire.
L’horizon est différent en Europe, foyer de la découverte de l’imprimerie moderne. Celle-ci naît en 1438 à Mayence en Allemagne, fondée par Johannes Gutenberg. Le remplacement du parchemin par le papier et la création de la typographie contemporaine, avec pour la première fois l’introduction des caractères mobiles et de la presse à imprimer, vont révolutionner le monde de l’écriture et de la connaissance. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité il va devenir possible d’imprimer une quantité significative d’ouvrages dans un espace-temps considérablement raccourci, ce qui va décupler et étendre l’information au-delà des frontières territoriales. A partir de « La grammaire latine », premier livre publié par Gutenberg en 1451, le bouleversement technique que représente l’imprimerie moderne va également laisser des traces indélébiles sur l’avènement de la presse des temps modernes. Les journaux vont ainsi atteindre une audience et une portée inédite jusqu’alors, passant de simples relais d’information et de faits divers sans grand intérêt à des structures efficaces qui touchent un public beaucoup plus large.
Le journalisme en Europe et aux Etats-Unis
Partant d’une histoire différente, le journalisme européen et son confrère d’outre-Atlantique ont su tracer des chemins parallèles tout en cultivant leurs particularismes. Des deux côtés de l’Atlantique, les exemples de bravoures journalistiques ne manquent pas et les bases demeurent les mêmes : la primauté de l’information, le droit à l’anonymat des sources et la quête de la vérité en toutes circonstances.
Il est néanmoins possible de relever plusieurs différences de taille entre les deux continents. Aux Etats-Unis la donne a commencé à changer dès la fondation de l’Associated Press (AP), qui est encore aujourd’hui la plus grande agence de presse du monde. Au départ, Associated Press a été fondée en 1846, comme une coopérative réunissant six journaux new-yorkais. La création de cette agence va casser les codes de la profession, grâce à une concentration de l’information délivrée par le biais de dépêches produites au sein d’une rédaction de journalistes. Cette méthode de travail va prospérer de façon exponentielle, faisant de l’AP un mastodonte incontournable dans le journalisme mondial.
Aujourd’hui, l’Associated Press compte 145 bureaux rien qu’aux Etats-Unis et possède le plus grand réseau de radios du pays ainsi que la plus grande base de photos numérisées de l’industrie. Elle emploie plus de 4'000 personnes, dont 3'000 journalistes. L’agence possède 95 bureaux répartis dans 72 pays étrangers, ce qui lui assure une force de frappe et une primauté sur l’information inégalée. Les grandes agences concurrentes comme Reuters, Bloomberg (analyse des marchés financiers) et l’Agence France Presse (AFP) se retrouvent loin derrière.
La centralisation de l’information et la création des grands groupes de presse ont durablement modelé la façon dont les journalistes travaillent. Dans la tradition européenne, les figures historiques du journalisme comme Camus, Albert Londres ou Emile Zola sont avant tout de grands écrivains.
«Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.» Albert Londres
La tradition du journalisme à l’européenne est clairement influencée par des figures de génie qui oscillent entre les deux disciplines, passant du journalisme à la littérature. Dès les premiers jours, cette « école » de journalisme a façonné les générations suivantes et créé des vocations avant tout chez les belles plumes au talent certain qui se sont évertuées à se rapprocher de leurs pairs spirituels. Du côté des États-Unis, c’est plutôt le journalisme d’investigation qui se développe, consacrant des méthodes d’enquête et de reportage dans lesquelles les journalistes investissent pleinement leur rôle de quatrième pouvoir. Au XXe siècle, des affaires telles que le Watergate entrent dans la légende de la profession. Une enquête journalistique approfondie et bien menée avec comme résultante la démission du président Nixon en fonction, assoit le leadership américain dans le secteur de la presse. La communication se fait également de façon différente dans la culture anglo-saxonne, le style est très direct et la langue anglaise a moins de fioritures que sa consœur hexagonale par exemple.
Si au niveau de l’éthique journalistique les deux continents partagent des règles et des codes de déontologie qui sont très similaires, les différences sont certaines en ce qui concerne le poids et l’influence de la communication et des relations publiques sur la profession. En dépit du fait que la globalisation des modèles de l’information et des médias de masse amène une certaine harmonisation dans les pratiques du métier, les relations publiques et la communication politique ont un poids beaucoup plus grand aux Etats-Unis qu’en Europe. Sur le nouveau continent, le poids des think-tanks (comités d’experts) politiques et des lobbies est massif. La communication politique est ainsi omniprésente et celle-ci prend souvent le pas sur l’information.
"Des 414 sujets sur l’Irak diffusés par CBS, ABC et NCB de septembre 2002 à février 2003, 34 seulement ne provenaient pas de la Maison-Blanche et du Pentagone, principalement par le biais de leurs services de presse." Divina Frau-Meigs - "Le journalisme aux Etats-Unis, une profession sous influences"
Collusion avec le pouvoir : les cas de la France et de l’Espagne
Il est intéressant de se pencher sur les cas de la France et de l’Espagne pour illustrer certaines relations particulières entre les journalistes et le pouvoir. Dans l’hexagone, la proximité et l’ambiguïté des relations entre beaucoup de professionnels de l’information et le personnel politique n’est plus à prouver. Ainsi, cette confusion des genres peut s’observer très fréquemment dans la vie publique. Les dîners en ville entre les journalistes et les hommes et femmes politiques sont une tradition bien ancrée. Les journalistes politiques se retrouvent alors face à un dilemme car d’une certaine façon ils sont contraints d’accepter des invitations afin de bénéficier de confidences de première main en « off ». Il serait ainsi bien difficile pour un journaliste sans réseau parmi les politiques d’écrire à leur sujet sans accepter de les côtoyer de près, ce qui met en lumière un conflit d’intérêt qui nuit à la transparence de l’information dans un grand nombre de cas. En outre, les mariages et les relations sentimentales entre responsables politiques et journalistes sont légion.
En Espagne, c’est un changement de paradigme qui prend effet depuis quelques années entre la presse et le pouvoir. Il a fallu attendre qu’un scandale éclate suite aux dépenses faramineuses de l’ancien roi Juan-Carlos lors d’un safari au Botswana pour ouvrir la boîte de pandore. Dès lors, la relation entre la presse et la famille royale va se transformer et une certaine bienveillance de mise des journalistes envers la famille royale va voler en éclats. L’affaire du safari est le prélude d’une série de déconvenues pour la famille royale et l’opinion publique pourra observer comment la presse espagnole s’en fait l’écho. Pour la première fois depuis des années, la presse en général fait primer l’information d’intérêt public sur le consensus plus ou moins tacite entre les grands quotidiens et la monarchie.
Peu importe l’obédience ou les figures auxquelles les journalistes se rattachent, les enjeux pour les professionnels de l’information restent les mêmes des deux côtés de l’Atlantique. Les différences sont certes évidentes en terme de système légal, de code d’éthique ou de conception de la liberté d’expression, mais la recherche de l’information fiable et la transmission de l’analyse pour le grand public se doivent d'être identiques aux États-Unis et en Europe. La presse fait face aux même défis et le bouleversement des modèles de l’information est le même sur les deux continents. S’il n’est pas vraiment possible ni pertinent de faire un choix, l’idée d’une synergie entre ces deux approches de l’information ouvrirait des perspectives nouvelles qui permettraient aux journalistes de demain de continuer à faire leur métier avec honnêteté et rigueur, tout en apprenant de leurs différences respectives.
Sources :
"Revue des Deux mondes" tome 20, C. de Varigny tome 20, 1877
"Devenir journaliste ou non : la polémique du moment aux Etats-Unis" RFI - atelier des médias
"Le journalisme aux Etats-Unis : une profession sous influences" Divina Frau-Meigs
"Night Call, une critique acerbe du journalisme télévisé américain" RTL
"Rapport Charon : Réflexions et propositions sur la déontologie de l'information" Jean-Marie Charon
Wikipédia
"Les cahiers du journalisme : les promesses et les pièges de l'information internationale" Ecole supérieure du journalisme de Lille
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Excellent article, bien structuré qui donne un éclairage précis sur le journalisme EU / USA.
Je l'ai lu avec plaisir et intérêt.