Nous mésestimons souvent le temps consacré à nos activités strictement professionnelles, notamment en raison de leurs implications dans nos vies dites « privées », qui ne le sont pas tant que cela en définitive. Le développement des nouvelles technologiques de ces dix dernières années a littéralement bouleversé nos modes de fonctionnement en terme de communication (téléphonie mobile, réseaux sociaux, messageries multiples) et a radicalement transformé nos vies. Conséquence : la barrière entre vie privée et professionnelle n’existe plus. C'est encore plus vrai si nous appliquons ce raisonnement aux cadres et managers des entreprises.
Une notion de temps tout relative
D’un point de vue sociologique, le temps consacré au travail est très largement surestimé. Il suffit d’interroger la plupart des travailleurs de nos sociétés modernes sur leur emploi du temps, pour constater que les réponses sont invariablement les mêmes « je suis surmené, je suis stressé et je n’ai pas le temps ». La notion de temps est ici cruciale, puisque chacun de nous a tendance à surestimer le temps consacré au travail ou à des activités intellectuelles, tout en sous-estimant le temps passé devant la télévision, les jeux vidéos ou l’ordinateur. Les sociologues parlent alors de distorsion du temps, lorsque nous nous consacrons plutôt à des tâches « ingrates » qu’à des activités récréatives.
Cela est une question de perception de notre esprit. En effet, deux jours en pleine semaine paraissent infiniment plus long qu’un week-end de congé. De même, le voyage du retour paraît plus court que le voyage d’aller. Dans les deux cas, nous avons l'impression que le temps ne semble pas s’écouler de la même manière. Au cours de ses expériences, le psychologue hollandais Niels van de Ven a réussi à quantifier la variation de la durée ressentie entre le départ et le rentrée. Résultat : dans notre esprit, le retour semble généralement raccourci de 17 à 22%.1
Le temps objectif est donc affaire de mesure et de grandeur. Le monde scientifique sait le compter, puisqu’on le mesure à l'aide d'horloges ou de chronomètres.Pourtant, les physiciens sont incapables de définir précisément ce mot. On sait donc compter le temps mais toujours pas le saisir en soi, car l'action de compter le temps, présuppose du temps. 2 Quel paradoxe !
Voilà donc pourquoi l’estimation du temps effectif consacré au travail est très souvent surestimé. Lorsque la question leur est posée, la tendance générale des personnes interrogées est de rajouter en moyenne plus de 10 % du temps, selon des études US. 3 Mais, nous le verrons plus tard, cette estimation semble exponentielle au fur et à mesure que notre temps de travail effectif augmente.
Alors quarante, cinquante ou soixante heures par semaine ?
Selon l’Office fédéral de la statistique, en 2013. la durée moyenne de travail dans les entreprises en Suisse a été de 41,7 heures par semaine pour les salariés et ce, quelque soit le secteur économique. 4
Les employés de base ont des horaires fixes régis en droit suisse du travail par le Code des obligations suisse (articles 319 à 343 CO) et la Loi fédérale sur le travail dans l'industrie, l'artisanat et le commerce (LTr) . La durée du temps de travail dépend du secteur d’activité (maximum 45 heures ou 50 heures par semaine ; au-delà de cette durée maximale, nous parlons de travail supplémentaire). Par conséquent, leur perception du temps de travail effectif est très proche de celui estimé, puisque très réglementée.
Mais qu’en est-il pour les cadres supérieurs, les managers et les entrepreneurs ?
Un constat : plus la frontière entre vie professionnelle et privée est mince, plus l’écart entre le temps de travail effectif et l’estimation qui en est faite est grand. Cela est d’autant plus vrai pour les travailleurs à haut niveau de formation, les managers ou les entrepreneurs, quand bien même les heures de travail de ces dirigeants sont soumises au même cadre juridique que leurs employés. Les professions libérales, les cadres et les managers ont ainsi tendance à grossir leurs heures de travail, comme si les personnes ayant des postes à responsabilités avaient une obligation sociale ou une image sociétale à défendre.
En effet, comment la société dans son ensemble percevrait un manager d'entreprise, un cadre supérieur ou un entrepreneur qui affirmerait travailler moins de trente heures par semaine ? Une telle annonce provoquerait probablement quelques indignations au sein de la population en regard du montant des salaires perçus par ceux-ci.
Rares sont les managers ou entrepreneurs qui ne consultent pas leur messagerie professionnelle pendant leur temps supposé de repos, en famille, durant le week-end ou pendant leurs vacances. De plus, la tendance est loin de s’inverser, puisqu’il suffit d’observer le nombre grandissant de personnes interrogeant leur messagerie de travail au moyen de leur ordinateur, téléphone portable ou smartphone dans des lieux (terrasse, plage, parc) dont la vocation première n’est pas d’être un espace de travail.
La pression sociale est donc telle que chacun de nous a tendance à surestimer son temps de travail effectif pour corroborer l’image que nous souhaitons véhiculer dans le monde de l’entreprise et vis-à-vis de nos congénères. La plupart d’entre nous reste persuadé que travailler plus, en consultant sa messagerie professionnelle à tout heure, même pendant le week-end, en répondant à des courriels du travail durant la nuit est bien vu socialement et financièrement attractif sur le long terme. « Travailler plus pour gagner plus» n’était-il pas le slogan de la campagne présidentielle de 2007 du candidat de la droite française ?
L’art de vivre consiste en un subtil mélange entre lâcher prise et tenir bon (Henri Lewis)
"Think you work hard ? Bet you don’t"
En mars 2014, le Financial Times a consacré un article au titre provocateur « Think you work hard ? Bet you don’t » qui pourrait être traduit par « pensez-vous travailler durement ? parions que non ». 3 La chroniqueuse y explique que plus les personnes travaillent longtemps en terme d’heures, plus elles ont tendance à surestimer leur temps de travail. Ainsi, ceux qui travaillent 37 heures estiment qu’ils en travaillent 40. Mais plus surprenant, les personnes qui travaillent 50 heures gonflent leur estimation de plus de 50% en affirmant travailler 75 heures.
De même, lorsque il est demandé à un panel incluant un manager d’entreprise et un avocat de chiffrer exactement le nombre d’heures de travail hebdomadaire effectué, le premier répond 70, le second 65 alors que, dans le même temps, un écrivain estime son temps de travail à 42 heures par semaine.
Cette surestimation dépend du degré hiérarchique occupé par les travailleurs. Ainsi, ceux qui occupent des postes à responsabilités ont tendance à surestimer plus leurs temps de travail que leurs subalternes. Pour corroborer ces propos, deux chercheurs de l’Université du Maryland et d'Oxford ont relevé que les avocats surestiment plus que les autres métiers liés au droit, les médecins plus que les infirmières et les cadres plus que leurs employés.
La première raison semble être due à notre propre statut hiérarchique dans la société. Plus nous avons de responsabilités, plus nous avons la sensation de contribuer à l’entreprise et de lui apporter en terme de connaissances et de compétences. Cette perception conditionne alors notre propre esprit, au point de le tromper.
La seconde raison est d’ordre sociologique. Travailler est perçu comme un honneur dans nos sociétés occidentales, selon nos deux chercheurs. La valeur d’un homme se mesure à la quantité de loisirs dont il dispose et par analogie, à la quantité d’argent qu’il alloue à ceux-ci. La transmission du savoir et de la fortune à ses héritiers ont valeur de symbole et se mesurent en terme de « human capital », l’unité de mesure étant défini par la quantité de travail fourni. En d’autres termes, plus nous travaillons, plus nous gagnons d’argent et plus nous réussissons socialement.
Plutôt moins que plus
Dans la réalité, le temps de travail effectif est bien inférieur à notre perception. En effet, il suffit de penser à tous ces instants dans notre journée, où bien que présent sur notre lieu de travail, nos faits et gestes n’ont aucun impact sur notre activité professionnelle.
Le temps consacré chaque jour à nos déplacements entre notre domicile et notre lieu de travail, certes ponctué d’appels téléphoniques d’ordre professionnel ou de consultations de dossiers doit-il être considéré comme temps de travail ? De même, une pause café sur une terrasse consacrée à répondre à sa messagerie professionnelle peut-elle être comptabilisée comme heure de travail ? La relecture d’un dossier pendant notre pause de midi devant un repas vite avalé ou dans les transports en commun doit-elle être considérée également comme temps de travail ?
Nous le constatons, l’ingérence du privé dans le professionnel et vice-versa trompe grandement notre perception du temps passé à travailler. Un retour en arrière est-il envisageable ? Certainement pas. Le monde du travail s’est acclimaté à une société de l’immédiateté où tout va plus vite, et dans laquelle l’ensemble des acteurs n’a pas d’autre choix que de s’adapter, sous peine d’être exclu du système.
Pendant que certains prônent un retour à des valeurs plus nobles, le monde entrepreneurial continue d’évoluer à la recherche d’une plus grande productivité et d'une meilleure rentabilité, dans le but d’obtenir des profits exponentiels. Pendant ce temps, l’être humain persiste à surestimer le temps consacré à ses activités professionnelles. En fin de compte est-ce réellement si préjudiciable et peut-on lui en vouloir ?
Sources :
Journal Le matin Dimanche – 11 mai 2014
1 http://www.lematin.ch/loisirs/voyages/voyage-retour-semble-court/story/16320367
2 http://www.linternaute.com/science/science-et-nous/dossiers/07/temps/4.shtml
3 http://www.ft.com/intl/cms/s/0/66eca724-b663-11e3-b230-00144feabdc0.html#axzz34p936J8Y
4 http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/03/02/blank/key/arbeitszeit0/normale_arbeitszeit.html
Photo credit: BramstonePhotography via photopin cc, Vincent_AF via photopin cc
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En effet! Je pense que le problème vient du phénomène que les gens veulent être à plusieurs endroits le même temps. Ils ne vivent plus dans le moment présent. Ils ne profitent pas pleinement, mais privilégient le 'multitasking'. Ceci ne donne pas assez de temps pour reposer le cerveau, pour suivre leurs intérêts personnels ou juste pour rien faire.