Informer nos amis ou collègues que nous allons au musée ou que nous décidons de partir à Bâle pour voir la dernière exposition de la Fondation Beyeler, nous donne droit à des regards étranges ou des commentaires du type : « Mais, il va pleuvoir ce weekend ?! » Non, il ne va pleuvoir !
Le constat est là : franchir les portes d’un musée n’est pas forcément une démarche naturelle pour tout le monde. Souvent considéré comme un lieu froid et réservé à un public instruit, les non-initiés s’y risquent peu car cela implique un déplacement physique et une démarche intellectuelle.
Pourtant, le musée est le témoin de notre Histoire et un lieu privilégié d’apprentissage, de découverte et d’ouverture d’esprit.
Les musées ont pris conscience de cette difficulté et proposent déjà de nombreuses activités pour y remédier, faire entrer les publics et les fidéliser.
Depuis quelques années, ils réfléchissent également au public en situation de handicap visuel qui doit, par sa différence, appréhender la visite autrement.
Autrement oui, mais comment ?
L’accueil des aveugles et malvoyants
Lorsque nous entrons dans un musée, la vue est le premier sens qui est automatiquement sollicité. La vision nous fournit une quantité et une qualité de données, surtout en ce qui concerne les propriétés spatiales de notre environnement .
Cela nous permet de comprendre comment est construit le musée et ce que nous allons y découvrir. Privés de la vue, les aveugles et malvoyants doivent donc s’adapter.
Mais, sans l’aide des musées, la démarche est plus complexe. C’est pourquoi ces derniers utilisent les principes de l’audiodescription qui sont les plus adaptés et les plus utilisés dans le monde pour rendre accessible aux non-voyants différents lieux culturels.
Les musées adaptent ces méthodes en fonction de leurs espaces d’expositions et de leur collection.
Nous sommes allés à la rencontre de Marie Dominique de Preter, responsable du service culturel au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (MICR), et Alix Fiasson, médiatrice culturelle du Musée d’Art et d’Histoire (MAH). Elles nous ont éclairés sur les mesures mises en place par leur musée pour aider les aveugles et malvoyants dans leur visite.
Ces deux musées sont très différents tant dans les œuvres qui y sont exposées que dans le parcours proposé aux visiteurs. Ceci explique les différents moyens mis en œuvre pour accueillir les personnes en situation de handicap visuel.
La médiation informatisée
En 2013, le MICR change son exposition permanente. C’est le moment parfait pour réfléchir à l’accessibilité du musée, et notamment pour les personnes handicapées.
En collaboration avec les trois architectes qui ont créé les trois espaces de ce nouveau parcours, le musée pense la scénographie différemment et décide de placer les éléments à une hauteur médiane, de mettre suffisamment d’espace entre les éléments pour laisser circuler librement les fauteuils roulants et d’agrandir les cartels et leur typographie pour plus de lisibilité.
Les cartels sont uniquement des légendes et non des cartels d’explication.
Afin de laisser les objets parler d’eux-mêmes, le musée fait le choix de guider le visiteur à l’aide d’un audio-guide.
- L’audio-guide en audiodescription
De là germe l’idée d’un audio-guide en audiodescription pour les personnes présentant une déficience visuelle.
Le musée collabore alors avec Séverine Skierski, qui a travaillé dix ans avec le Quai Branly sur cette problématique. Elle est venue s’immerger dans le musée pour comprendre l’exposition, le parcours et le message que le musée souhaite communiquer.
Nous avons testé l’audio-guide en audiodescription en tant que personne voyante, et nous avons été très surpris. Tout y est décrit avec précision : espaces architecturaux, éléments exposés, ambiance, couleurs.
Dans la première salle, la « Chambre des Témoins », le public voyant s’imprègne immédiatement de la mise en scène : pièce plongée dans le noir avec un écran en arc de cercle où figurent des « témoins » représentés à l’échelle humaine et en 3D. Mais cela, une personne privée de la vue n’y a pas accès directement.
L’audio-guide en audiodescription propose justement ce genre de description spécifique. Les non-voyants peuvent ainsi s’imaginer l’espace et comprendre le message facilement.
Cette salle est capitale puisque c’est ici que le visiteur fait la connaissance des douze témoins qui seront le fil rouge du parcours de l’exposition et dont les témoignages sont transmis via des vidéos audio.
Ce parcours guidé par l’audio-guide en audiodescription a aussi été testé et approuvé par l’Association pour le Bien des Aveugles et malvoyants (ABA) comme un outil efficace et approprié à ce public cible. Il était indispensable pour le musée de faire appel à des professionnels afin de proposer un dispositif cohérent.
Cependant, Marie Dominique de Preter, responsable du service culturel du MICR, signale que « les invitations de parcours sont limitées car il faut privilégier l’immersion, la rencontre et l’émotion ».
Ce dispositif est possible au MICR car le musée est physiquement accessible, ce qui n’est pas le cas au MAH, où le musée préfère privilégier la médiation humaine.
La médiation humaine
Le MAH est implanté dans un bâtiment protégé où l’accessibilité physique est compliqué.
Il est difficilement envisageable qu’une personne aveugle ou malvoyante vienne seule dans le musée de par sa complexité architecturale.
C’est la raison pour laquelle le MAH a préféré miser sur l’accessibilité humaine avec des visites descriptives et tactiles.
- Un mécénat qui tombe à pic
Grâce au mécénat de la Fondation BNP Paribas Suisse, le musée créé en 2011 des actions de médiation originale pour les non-voyants. En suivant le modèle de ce qui était déjà en place dans d’autres musées, et qui fonctionnait très bien, comme à Lyon et à Sion, le MAH a tout de suite choisi d’accompagner ces visites descriptives avec des maquettes tactiles.
Maquette tactile réalisée par Quitterie Ithurbide / Berthe Morisot, Jeanne Pontillon, 1894, huile sur toile, 116 x 81 cm, collection du MAH
Le toucher est le sens le mieux à même de remplacer la vision défaillante ; il est d’ailleurs très développé chez ces personnes. Les maquettes étaient donc la réponse qui offrait un véritable outil et un réel complément aux informations données par la médiatrice.
Alix Fiasson a d’abord fabriqué elle-même ces maquettes avant de laisser la main à la céramiste Quitterie Ithurbide , qui collabore toujours étroitement avec le MAH.
À la suite de cela, il a encore fallu rencontrer les professionnelles, les associations (l’Association pour le Bien de Aveugles et malvoyants (ABA) et la Fédération Suisse des Aveugles et malvoyants (FSA)) et récolter les témoignages de certaines personnes aveugles et malvoyantes.
« Tout s’est écrit à six personnes, quelque chose de très collégial », nous confie Alix Fiasson, médiatrice culturelle du MAH, qui est à l’origine de ces visites.
Le musée a commencé par une visite descriptive de la Mise au Tombeau de Paul Véronèse, dont la restauration fut financée par le même mécène. Cent personnes sur dix visites juste pour ce tableau. « Au vu de ce succès, nous ne pouvions pas arrêter. Une vraie demande était née, une vraie attente pour ce public », ajoute Alix Fiasson. « Nous misons sur la médiation humaine, c’est ce qui fait le succès des visites descriptives du MAH. Grâce à la fidélité des participants et mon accompagnement depuis le début, nous sommes devenus une grande famille ». Dès lors, l’engouement n’a jamais baissé.
Le sujet des visites est déterminé en fonction de plusieurs facteurs : les expositions temporaires, les nouvelles acquisitions, les forces du musée, les anniversaires marquants et la faisabilité des maquettes tactiles.
Les visites sont thématiques et presque illimitées tant la collection du MAH est vaste.
Le musée peut-il tout décrire ? Alix Fiasson explique que sa limite à elle est l’abstraction.
« Un Olivier Mosset ou un Martin Barré (exposés au MAH, ndlr), oui, car il y a un motif que je peux expliquer par l’Histoire de l’art. Mais un Yves Klein (non exposé au MAH, ndlr), je ne peux pas en parler car nous partons dans le lyrique et la poésie, dans un discours trop subjectif. Dès lors, ce n’est plus une visite descriptive. »
Il faut que les participants repartent avec une image cérébrale de l’œuvre, quand bien même ils ne l’ont pas vue.
Elle nous confie également que ce projet de visites tactiles pour les personnes aveugles et malvoyantes a vraiment été révélateur : « À travers ces visites descriptives et tactiles, j’ai compris quelle était ma vocation. Cela me pousse à aller plus loin, à creuser, à réapprendre le vrai métier d’historienne de l’art ».
Mixité et intégration
Que cela soit sous la forme d’un audio-guide en audiodescription ou d’une visite descriptive et tactile, ces médiations sont le lien entre les publics et les œuvres d’art. Elles permettent de faciliter l’accès au musée et d’être l’intermédiaire privilégié de cette rencontre. Elles permettent aussi de faciliter le compréhension d’une histoire, d’un parcours ou d’un savoir.
À travers cette démarche, l’objectif à court terme est de rendre le musée accessible à tous et de favoriser la mixité des publics.
La médiation culturelle veut aller plus loin pour intégrer chaque dispositif de médiation à tous les publics. Comme, par exemple, proposer des visites pour tous en langues des signes avec un interprète, mettre à disposition de tous l’audio-guide en audiodescription ou encore introduire la maquette tactile à côté de l’œuvre correspondante pour que chacun fasse appel au toucher pour mieux ressentir un trait ou une expression.
« L’avenir de l’accueil des personnes en situation de handicap se situe dans la mixité et une intégration totale plutôt que dans la proposition des médiations spécifiques à chaque public », constate Marie-Dominique de Preter. Certains dispositifs créés spécifiquement pour un public sont utiles aux autres et cela reste encore à exploiter de manière plus approfondie.
Notes :
Yvette Hatwell, Psychologie cognitive de la cécité précoce, Dunod, 2004.
Extrait consulté sur https://www.unige.ch/fapse/sensori-moteur/aveugles/ (consulté le 20.03.2017).
« Défendre la dignité humaine » (Gringo Cardia, Brésil), « Reconstruire le lien familial » (Diébédo Francis Kéré, Burkina Faso), et « Limiter les risques naturels » (Shigeru Ban, Japon)
Quitterie Ithurbide et Murielle Siksou ont créé l’association vaudoise L’art d’inclure, qui a pour but de rendre la culture accessible aux personnes en situation de handicap visuel, de surdicécité et à tout public intéressé à travers des visites guidées et adaptées des musées.
Sources : MICR, MAH
Crédits photo : MICR photo de Alain Germond, Anne-Valérie de Cannière