« Nous sommes les petites mains, les travailleurs de l’ombre », nous livre Monica D'Andrea la présidente de l’Arci (Association romande des correcteurs d'imprimerie) à l’entame de cet entretien – le 3e de suite avec une femme, jeune, qui recompose, comme les deux précédentes intrépides Laura Drompt et Amèle Debey, le paysage médiatique romand.
Mais ont-elles encore un avenir, ces petites mains, à l’ère du numérique ? Réponses à cette question et à bien d’autres par l’emblème de l’association qui défend la qualité de l’écriture en Suisse romande.
C’est quoi, l’Arci ?
Il faut le préciser d’emblée, même si nous le détaillons plus bas, l’Arci est l’acronyme désignant l’Association romande des correctrices et correcteurs d’imprimerie. Monica D’Andrea aura plusieurs fois l’occasion de nous rappeler l’importance de ce dernier mot, le I d’Imprimerie modifiant largement la perspective par rapport aux seuls médias écrits d’actualité. Ses réponses débordent donc souvent de ce cadre, car le travail des correcteurs s’effectue aussi dans les magazines, sur les flyers, les guides, les cartes routières, les catalogues, etc.
C’est qui, sa représentante ?
Dressons donc le portrait de cette femme, maman d’une petite fille de 8 ans, qui flirte avec la quarantaine et multiplie avec un égal bonheur les activités médiatiques. Détentrice d’une licence en lettres à laquelle elle a intégré un master en journalisme, elle a décidé quelques années plus tard de varier ses activités en passant le brevet de correctrice en 2015 auprès de Viscom (l’association qui représente les intérêts de l’industrie des arts graphiques, une entité qui, comme l’association Encre et plomb et le Musée de l’imprimerie, est étroitement liée à l’Arci).
En 2019, elle reprend la présidence de l’Arci des mains d’un collègue et ami Olivier Bloesch, modernisant et féminisant cette vénérable structure de septante-huit ans.
Arci et « Guide du typographe »
Pour définir la fonction essentielle de l’association, Monica D’Andrea nous dit qu’elle veille à ce que « les messages écrits soient clairs, corrects et surtout intelligibles ». Pour cela, est édité tous les dix à quinze ans la «bible», autrefois des typographes, aujourd’hui des correcteurs : le « Guide du typographe ». Quant à la relation avec le virage du numérique, elle ajoute qu’il s’agit d’assurer le bon déroulement du processus de numérisation. Elle suit de très près tout ce qui touche à la conservation des normes langagières, syntaxiques, orthographiques et de ponctuation. De fait, il y a un chapitre spécifique sur internet dans la dernière édition de l’ouvrage que l’on abrège généralement en « Guide du typo ».
Avant de revenir à cette professionnelle, quelques mots sur la particularité de l’ouvrage : il conserve les spécificités, le métalangage, les unités de mesure de la typographie d’avant le numérique et même d’avant l’offset (un procédé d’impression). Les termes n’ont pas changé. Pour un correcteur, une majuscule est une capitale, une minuscule est une « bas de casse »… Pourquoi ce nom étrange ? Eh bien tout simplement parce que dans les boîtes (« casses ») des typos à l’époque du plomb, les lettres minuscules se trouvaient dans la partie inférieure – le « bas ». Cet exemple parmi des centaines ne sert ici qu’à donner une idée de la saveur, de l’originalité et de l’importance historique de l’ouvrage, fierté de l’Arci. La seconde spécificité d’importance concerne les signes typographiques : dans les imprimeries, on travaille encore avec ces signes qui rendent la correction plus claire. On ne corrige pas à l’intérieur du texte, mais on place une marque différente selon le type d’erreur, qui renvoie à la correction précisée en marge… Le « Guide du typo » mériterait à lui seul un article et nous ne donnerons pas plus de détails ici.
Deux casquettes
Monica D’Andrea a donc l’avantage de comprendre le point de vue des uns et des autres lors des cas de désaccord. D’ailleurs, elle-même continue d’écrire régulièrement, principalement sur des sujets magazine, dits (selon l’anglicisation à marche forcée contre laquelle lutte aussi l’association) lifestyle, tels l’architecture, l’art ou le design. En outre, être nommée à la tête de l’Arci ne l’a pas dissuadée de continuer la correction « sur le terrain ». Elle est active dans l’un des deux principaux groupes de médias romands.
La situation de la correction en Suisse romande
Monica D’Andrea répond avec franchise qu’elle n’est pas très bonne. Pour illustrer les difficultés, elle soulève le fait qu’on ne voit quasiment jamais d’offres d’emploi pour des postes à la correction, ceux-ci étant généralement repourvus à l’interne – quand ils ne sont pas simplement supprimés. Elle pointe aussi le manque de budget. La tendance s’impose de ne pas accorder de budget à l’intégralité du contenu de la plateforme, contrairement au journal papier qui est, lui, systématiquement corrigé à 100% (pub exceptée). Ainsi, un des titres qu’elle corrige a progressivement intégré la correction du web à celle du print.
La question de savoir si le numérique est responsable de la situation «pas très bonne» est délicate. Les cas sont si variés et les situations si diverses que les nuances ne manquent pas. Même dans la presse papier, le virage écolo a été pris. On veille à faire des économies en demandant de ne pas imprimer pour rien. De plus, la pandémie est passée par là.
La « faute au Covid »
De fait, la presse écrite a dû s’adapter, explique Monica D’Andrea, en raison du confinement. Le papier n’apparaissait plus qu’à la dernière étape, dans les caissettes. À l’instar de tous les autres corps de métiers intervenant dans le processus de fabrication d’un journal ou d’un magazine, les correcteurs se sont vus obligés d’effectuer le travail intégralement sur ordinateur, alors qu’avant la pandémie, les deux correcteurs (quand il en restait deux!) croisaient les lectures, le premier sur ordinateur et le second sur morasse (version papier déjà mise en page). Saluons en passant l’exploit, que personne n’aurait imaginé avant le Covid, qui consiste à fabriquer un journal alors qu’aucun intervenant dans cette production ne se trouve physiquement au même endroit. Les cellules de réflexion ont doté chaque travailleur de plusieurs logiciels et apps permettant de se parler et surtout d’agir sur les pages au moment idoine.
La mort du papier
La question est rituelle dans nos articles sur les médias écrits. Bien sûr, pour la présidente de l’Arci, elle est moins prégnante que pour un rédenchef ou un journaliste. Mais ce «web first» renvoie aux augures de la mort du papier, à laquelle il a été fait plusieurs fois allusion dans cette série d’articles. Nous la maintenons… et apprenons que la gardienne du Temple n’y croit pas. Ou plutôt, elle admet une vague possibilité de disparition pour les médias d’info écrits («Et si c’est le cas, grand bien, ou plutôt, grand mal leur fasse! Ce serait bien sûr extrêmement dommage!»), tout en précisant que les catalogues, le matériel interne ou publicitaire des grandes organisations et sociétés ou les petites publications de nature commerciale continueront d’exister sur support papier, tout comme les flyers, les cartes routières, les cartes de visite, le matériel de votation et la liste est loin d’être exhaustive.
Même manière de corriger pour les journaux et les plateformes?
Monica D’Andrea nous confie que dans le cas (à ce jour) le plus courant, celui du print, c’est-à-dire du journal, préexistant, presque tous les responsables de plateformes demandent de corriger de la même manière les deux entités. À souligner, car, il y a quelques années encore, les corrections formelles sur le web n’étaient pas aussi importantes que sur les journaux. Celui qui nous sert d’exemple ici ne faisait pas cas des guillemets ou non, majuscules ou non, chiffres en lettres ou non. La correction se limitait aux coquilles. Les choses ont évolué très rapidement. Cela donne d’ailleurs des raisons d’espérer pour les correcteurs, puisque désormais, si les budgets sont alloués, on demande la même qualité de travail et on se réfère toujours, comme c’est le cas pour les médias à support papier, à l’incontournable «Guide du typo». Une note d’espoir en l’avenir, donc, pour conclure ce passionnant entretien avec celle qui tente de maintenir vivante l’association dont la préoccupation est la qualité de la langue écrite. La défense du français semble réellement entre de bonnes mains!
Une anecdote en forme de P.S.: Lorsque l’auteur de ces lignes travaillait encore en binôme avec le prédécesseur de MDA à la tête de l’ARCI – homme remarquable au demeurant, que l’on salue, tout en espérant qu’il lise ce texte et sourie à l’évocation de ce qui va suivre – , il s’est rendu compte très vite que ce dernier avait une aversion déclarée pour les majuscules, tentant parfois de les supprimer même là où ce n’était pas nécessaire. Ainsi des acronymes: le «Guide du typo» affirme qu’ils doivent être écrits en majuscules (ex. les TPG), mais que s’ils forment un mot prononçable, ils PEUVENT figurer aussi en minuscules, à l’exception de la première lettre (FIFA, Fifa). Or, les journalistes étaient nombreux à préférer les majuscules. C’était aussi notre avis, mais évidemment pas celui du collègue, qui dès lors avait dégainé son stylo rouge (l’arme fatale des correcteurs) afin d’ajouter, après avoir souligné PEUVENT être écrits, “DONC DOIVENT”, de sorte que chaque consultant de notre bible suivait l’injonction, vite devenue règle absolue pour notre journal.
La langue n’est pas les maths; nombre d’éléments sont laissés à l’appréciation du chef-correcteur (ou parfois, hélas, du rédacteur en chef). Dans le cas des acronymes, la règle a vite changé après la retraite du correcteur, et la dernière édition du «Guide» ne contient pas d’annotation! Mais je ne connais pas l’opinion de MDA sur le sujet. Comment la connaître? C’est simple: j’ai écrit ARCI à chaque occurrence. Si vous le lisez sous cette forme, c’est qu’elle partage notre opinion. Si vous voyez au contraire Arci, vous comprendrez qu’elle partage celle de son collègue et prédécesseur! Ce genre de débats fait le sel de notre profession.